Dans son recueil de poèmes en prose, Montassaf al-hogorate (au milieu des chambres), Ahmad Yamani s’aventure sur une nouvelle écriture. Ses vers narratifs ne plongent pas dans la nostalgie, mais défendent le lien qui attache le corps au lieu.
Traduction de Suzanne El-Lackany. 23-04-2014
Derrière la porte
1
Derrière la porte, nous nous tenons debout toi et moi.
La porte en bois vétuste s’ouvre sur un long couloir, et au bout du couloir il y a une pièce fermée. Nous ne voulons ni entrer dans cette chambre ni traverser le couloir. Nous voulons seulement frapper à la porte. Une fois ce sera toi à l’intérieur et une autre fois ce sera moi, dedans. Je frappe à la porte, tu ne l’ouvres pas, tu ne demandes pas qui frappe. Tu frappes ensuite et je n’ouvre pas, je ne demande pas c’est qui. Pendant ce temps, un bref laps de temps, nous avons traversé une mer où les autres sont debout sur le rivage.
2
Ils ont ouvert la porte et quatre chiots se sont lancés vers lui et se sont accrochés à ses pieds. Il se penche puis regarde devant lui et les chiots ont fui alors vers un autre endroit lointain. C’était le soir, elle était sortie le voir. Ils ont fermé la porte et sous sa peau une larve géante a été introduite. Au début, il ne la sentait même pas. Un autre soir, proche, la larve a jailli avec beaucoup de difficulté. Lui, il pensait que c’était un moustique qui pique la peau et s’enfuit. Il attrape la larve et la porte se referme de nouveau. Elle était sortie et les chiots ont fui là-bas, au loin.
3
J’ouvre la fenêtre qui donne sur un petit jardin. Le petit jardin donne sur un jardin plus grand. Ce jardin plus vaste aboutit à un mur à la couleur défraîchie aussi haut que dix étages. L’étendue du regard heurte directement le mur et pour remettre à plus tard cet instant pénible je regarde plus bas, du côté du petit jardin que je ne souhaite pas balayer d’un seul regard consommateur. J’ouvre donc la fenêtre d’abord. Durant des minutes, je scrute la vitre puis les persiennes en fer. Dans le plus grand calme. J’oriente le regard vers le bas. Et je ne regarde pas plus haut. Jusqu’au milieu du jour. Et c’est alors seulement que je marche vers le grand jardin. Ici, l’olivier, au feuillage ombrageant. Et à côté, un citronnier. Je fixe mon regard sur le citronnier tandis qu’il est sur le point de plier sous le poids des branches. L’arbre est complètement sec. Quand j’avais six ans, l’arbre était là, jauni, caché, terré, d’une façon désespérante. L’amour d’un arbre, un arbre qu’on aime et qui va mourir, provoquait une sorte de frayeur. En l’arrosant, c’est le sol qui absorbait toute l’eau. Le lendemain, l’arbre était plus faible. Cela permettait de le rafraîchir, un moment. Les feuilles jaunes se balançaient au rythme du vent. Il semblait se transformer en vert et il verdissait juste un peu parfois puis me laissait tomber. Déçu, je le voyais se dessécher tout d’un coup. C’est ce même arbre que je vois aujourd’hui, jaune et stérile. La mort l’atteindra indubitablement bientôt. Je le vois de la fenêtre de ma chambre, pendant un coup d’oeil prolongé qui s’étend la seconde fois jusqu’au grand jardin. Demain le citronnier mourra et il n’y aura plus devant moi que le mur sans couleurs. Quant à l’olivier au feuillage verdoyant, il m’est totalement indifférent. A vrai dire, je ne le vois même pas. Et si jamais je le vois c’est en tant qu’un arbre qui concerne un autre jardin loin de mon champ de vision en ce matin sans pluie et qui fait de ma vie une boîte à chaussures poussiéreuses traînant sous le lit.
Un pauvre oiseau s’envole soudain et se pose sur le citronnier, se déplaçant légèrement entre les branches, posant les yeux ici ou là, sans jamais penser à l’arbre dont l’ombre s’allonge près de lui. Et l’oiseau fait son nid dans l’espace vide, un nid fade sur un arbre stérile en un jour sans couleurs et sans pluie, ni soleil. L’arbre qui agonise est alors loin de l’eau. L’eau parvient jusqu’à l’arbre puis l’oublie. Le laissant à sa place jusqu’à cet instant où l’arbre luxuriant l’absorbe en entier. Sans demander la permission auprès de l’eau. L’arbre se contente de regarder. Sans commentaire. En voyant sa nourriture dans la bouche des autres, il se complaît dans le silence.
Je referme encore la fenêtre. D’abord les persiennes en fer puis les vitres. Je dis adieu au citronnier. Adieu mon cher arbre. Peut-être pourrons-nous un jour nous rencontrer dans un monde meilleur où je serai un citronnier et tu seras un humain mettant un mot près de l’autre dans la nuit et qui pleure ensuite. Mais sois sans craintes. Demain, je vais ouvrir de nouveau la fenêtre et tu seras à ta place agonisant à l’infini. Les oisillons auront le bec ouvert et l’oiseau se demandera lequel aura droit à la nourriture en premier. Pendant qu’un olivier très vert et fier aspirera la nourriture de tes racines.
4
Je suis dans le salon. Et toi ça fait dix minutes que tu dors. Soudain, je suis pris par un désir inopiné, déposer un bisou sur ta tête… Je tourne à droite et à gauche dans le salon. Je me cogne contre les meubles, je roule sur le bois du plancher jusqu’au bord de ton lit sur lequel je viens m’affaisser, de tout mon corps blessé. Une seule goutte de sang coule à mon doigt et s’écoule sur ton front. Tu ouvres les yeux et tu bois cette goutte. D’autres gouttes se précipitent à la plaie et coulent. Et tu les bois jusqu’à ce que chaque plaie soit tarie. Tu te recouches alors et tu rêves que des taches rouges tombent du plafond et qu’une humidité tiède t’enveloppe alors. Le matin, tu effleures la sueur sur mon corps qui s’est endormi et tu m’aimes davantage.
5
« Si je t’aime encore plus, mes pas ne sauront plus comment avancer ».
Ce sont tes paroles. Ephémères. Et qui ont planté la gangrène dans mon pied. Maintenant, ta maison devient proche, cette maison derrière notre ancienne maison dans laquelle j’ai essayé de me faufiler des dizaines de fois, en vain, quand j’ai pu enfin escalader les marches de pierre de l’escalier, je fus saisi de frayeur, non pas à cause des toiles d’araignées ni crevasses à l’intérieur desquelles des serpents prêts à bondir sont tapis, mais les pieds devenaient pétrifiés comme en un rêve à force d’oublier les mouvements des pas. Et les pierres. La maison, également.
6
Aujourd’hui, j’ai vu ton existence de mes propres yeux, tout en préparant le repas. Cette existence qui a tant perturbé mon sommeil et m’a renvoyé mon image comme un point suspendu hors de la terre sans os ni sang. Une voix du néant vient me souffler Ecce Homo. Aujourd’hui, ton existence furibonde je l’ai vue moi-même, de mes propres yeux, et je n’ai pas pu tenir en place. Je me suis rassuré car en ce point lointain réside la vie dans laquelle je ne pourrai jamais pénétrer.
7
Avec intensité, elle a le regard fixé sur toi. Elle se contracte dans le jour et se dilate dans la nuit. « La vipère du doute ». Celle qui va demeurer couchée sous notre lit. Parfois on joue avec elle, la vipère ouvre une gueule menaçante. Parfois on la laisse à sa place, heureux de sa présence et sa compagnie violente. La vipère n’a jamais craché son venin. Sinon son oeil disparaîtrait en un oeil définitivement fermé, sans sommeil. Et près d’elle s’étend un corps malingre qui s’agite follement.
8
Durant de longs mois, il se tord de douleur, des douleurs inconnues, tirées sur son corps de toutes parts. Durant de longs mois, il était une cible de tir au pistolet, une cible en bois, pour exercices. Les balles percent différents endroits. Il réfléchissait cependant. La douleur c’est simplement une douleur. Même énorme ou étendue, la douleur n’aura jamais d’autre nom.
9
On pensait parfois qu’une phrase extraite d’un livre donnera un nouvel équilibre à notre vie. On l’évoque plusieurs fois afin d’être certains de son effet. Nous déployons un grand effort pour trouver d’autres phrases. Des phrases qui chantent dans nos têtes, qui les rafraîchissent et font des lendemains matin une cuillère de miel partagée sereinement sur l’herbe du jardin public. Puis une autre phrase que nous avons inventée ensemble occupe l’espace des autres. Une petite phrase brève qui nous accorde une nuit nouvelle. Comme si je disais : « Et pourquoi pas ? ». Et que tu répondais : « Advienne que pourra ! ».
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Ahmad Yamani
Né en 1970 à Guiza et résidant en Espagne depuis 15 ans, Ahmad Yamani appartient aux noms remarquables du poème en prose dans le monde arabe. Il a déjà publié cinq recueils : Chawarie al-abiyad wal aswad (les rues du noir et du blanc, Le Caire, 1996), Taht chagarat al-aëla (sous l’arbre de la famille, Le Caire, 1998), Wardate fil räs (des roses dans la tête, en 2001), Amaken khatëa (des endroits erronés, en 2008), et Montassaf al-hogorate (au milieu des chambres, aux éditions Merit en 2013). Il a également publié des traductions littéraires de l’espagnol, comme le recueil de poèmes Tienda de Flerto de Miguel Casado.